samedi, novembre 23, 2024

Un petit coin de ciel bleu ?


Il est toujours difficile de dégager des conclusions d’une tendance encore récente et dont on ne sait pas si elle va se poursuivre. Mais ces dernières semaines, de ce que j’observe, on a assisté à un reflux d’inscriptions sur X (ex Twwitter) et parallèlement une augmentation des arrivées sur BlueSky. 

L’implication de Musk dans la campagne de Trump, et demain dans son équipe gouvernementale a déclenché, en effet, une deuxième vague de départs. Le premier mouvement s’était fait lorsque le milliardaire avait racheté le réseau social. 

Il est vrai que les plaintes contre X (j’ai pas pu résister...) sont multiples. L’absence de régulation érigée en principe par le patron libertarien se combine avec une orientation de la lecture qui va mettre en avant des comptes auxquels vous n’êtes pas abonné. X devient donc de plus en plus un lieu de propagande et de désinformation et surtout le lieu d’une agressivité débridée. 


Où vont les  « déçus » de X ? 

Notons d’abord que s’il y a un reflux, il n’y a pas pour autant un exode massif. Beaucoup créent (ou réactivent) un compte ailleurs mais sans pour autant supprimer définitivement leur compte Twitter. Il y a une forme d’attentisme qui tient à la position monopoliste du réseau sur lequel je reviendrai. 

Il y a, en gros, trois alternatives (Linkedin étant un cas à part, même s'il connait aussi un changement de pratiques). Mastodon a été créé dans une logique coopérative et déecntralisée. Threads est une émanation de Meta, la maison mère de Facebook, Instagram et WhatsApp. BlueSky a été créé en 2019 (mais diffusé vraiment à partir de 2022) par Jack Dorsey, l’ancien fondateur de Twitter. Celui-ci s’est désengagé de BlueSky récemment. 

Après un engouement à sa création, Mastodon marque le pas. La complexité de la structure semble le desservir. La proximité de Threads avec Facebook et surtout Instagram est à la fois un atout et un inconvénient. C’est une création d’un GAFAM et l’usage des données peut là aussi poser question tout comme l’interface qui « oriente » un peu trop la lecture (on retrouve un onglet « pour vous » par défaut au détriment des comptes suivis). Il semble cependant qu’aux États-Unis, Threads soit sur une bonne dynamique de développement adossée à Instagram.

Mais dans notre petit monde, c’est plutôt BlueSky qui profite de cette logique de recherche d’une alternative. Depuis plusieurs jours, j’observe un nombre d’inscriptions en très forte hausse à mon compte BS. Mais cela se retrouve au niveau global. Les statistiques sont très parlantes. Même si le rapport de forces est toujours déséquilibré : 2 millions d'inscrits (mais pas forcément utilisateurs) pour Bluesky, 550 millions pour X, 8 millions d'inscrits pour Mastodon (2M actifs)  et 100 M pour Threads.



Attentisme

Peut-il y avoir un effet de bascule ? On voit un certain nombre de médias et de comptes publics annoncer qu’ils se désengagent de X et ne plus y publier. Mais cela peut-il suffire ? Le réseau bénéficie d’un effet de dimension qui rend difficile la mutation. Lorsque X a été interdit au Brésil, cela a bénéficié aux autres réseaux mais les utilisateurs sont ensuite revenus vers lui lorsque le blocage a pris fin. Il faudrait qu’il y ait vraiment un départ massif et concerté pour que les choses changent et qu’il perde son statut de média et de "place publique" (avec tous les défauts déjà cités). Ce n’est pas gagné et c’est ce qui explique l’attentisme. 

Beaucoup espèrent que BlueSky retrouve l’esprit des réseaux sociaux des débuts. Mais ce monde virtuel  où on pouvait échanger avec des personnes aux avis différents et trouver de l’information alternative, est largement fantasmé. Pour évoluer sur ces réseaux depuis 2009 (et dès 2002 sur les forums), je peux témoigner que l’agressivité y était déjà forte tout comme la désinformation. On peut craindre que si BlueSky atteint une taille critique, on y retrouve les mêmes phénomènes avec les mêmes trolls et autant de haters...

En fait, ce qui est en jeu, outre la nécessaire régulation de ces nouveaux médias, c’est notre capacité à accepter la contradiction et le débat régulé  et argumenté. Si les « gentils » quittent X, ils se retrouveront entre eux dans leur propre bulle informationnelle et abandonneront le combat en laissant le terrain aux haineux sans contre-pouvoirs. 

Le petit coin de ciel bleu des Bisounours peut être entouré de bien sombres nuages...


Ph Watrelot le 23 novembre 2024. 


PS : Concrètement, cela signifie, pour ce qui concerne ma pratique des réseaux, que je vais désormais diffuser aussi sur Bluesky l'essentiel de ma veille sur l'actualité éducative que je réservais jusque là à Facebook et Twitter. A terme, je n'exclus pas de quitter X. 


lundi, novembre 04, 2024

Trop de réseaux tue le réseau


 

Je me suis inscrit sur Facebook et Twitter en avril 2009. Dans l’optimisme et la naïveté des débutants, j’écrivais ceci sur mon blog : « Ce qui est fascinant avec ces outils qu’on qualifie de “réseaux sociaux” c’est la rapidité et la facilité avec laquelle on peut diffuser de l’information et créer des liens entre les personnes.». 

Dix ans après, en aout 2019, je titrais un nouveau billet consacré à ma vie numérique : « 10 ans de réseaux sociaux : je t’aime, moi non plus...»Les sous-titres résumaient assez bien l’évolution de mon ressenti et de mon analyse : «Persona, “homme de paille” et ennemi de proximité», « Une armée de procureurs et de commissaires politiques », « Le règne du ressenti et de l’indignation permanente », « Pourquoi tant de haine et de passion ? », « Bulles informationnelles et biais de confirmation » …

Entre temps, j’avais fait connaissance avec les trolls et surtout les haters auxquels j’avais consacré un long texte en novembre 2015 : « Twitter et les enseignants : du gazouillis aux dégueulis...»

 

 

Quinze ans après.

Nous sommes en novembre 2024. Qu’est-ce qui mérite un nouvel article ? 

Pour ma part, j’ai continué plus ou moins à faire la même chose malgré le passage à la  retraite, c’est-à-dire faire de la veille sur l’actualité éducative et tenter de gérer le forum que la diffusion de ces infos génère et de temps en temps, diffuser mes propres réflexions. 

Mais au cours de ces dernières années, on a assisté à la conjonction de plusieurs phénomènes qui ont eu une influence sur nos vies numériques et la mienne en particulier. 

C’est d’abord la montée de l’agressivité qui saute aux yeux. Les « échanges » ou plutôt les interactions, sont de plus en plus polarisés. L’ère des réseaux sociaux  signe l’acte de décès de la nuance. Et la fin de la tolérance en est un dommage collatéral. Twitter, devenu X, a toujours été plus propice à cette agressivité. La brièveté des messages (malgré le passage à 260 caractères et la pratique du « thread ») et dernièrement le rôle de l’algorithme ont fortement contribué à cela. Mais on voit se développer aussi cette agressivité sur Facebook et même Linkedin ( !). 

On est aussi rentré dans l’ère de l’hyper-susceptibilité. Est-ce un bien ou un mal ? C’est  le signe qu’on n’accepte plus des abus de langage et que les normes sont en train de changer. Mais bien souvent cette réactivité est excessive car elle part d’une lecture trop rapide et d’un manque de nuances. Elle met aussi le ressenti devant l’argumentation

Cette tendance s’appuie sur une autre qui est l’enfermement dans des bulles informationnelles. On a déjà beaucoup écrit sur le développement des biais de confirmation renforcé par les algorithmes des réseaux. Bien loin de favoriser les échanges et la découverte, ils enferment et ne font que renforcer les opinions déjà établies. Je résume cela par une formule, qui est la mise à l’envers du credo de Saint-Thomas : « je ne vois que ce je crois » !

Ceci est à relier aussi à une autre tendance lourde qui est l’évolution des pratiques d’information. Ma génération (j’ai 65 ans) s’informe encore prioritairement avec la presse écrite et les journaux télévisés. Mais, de plus en plus, les internautes s’informent (ou croient s’informer) autrement. On va trouver l’info sur quelques sites ou chaînes ou bien sur quelques comptes X. Au passage on y perd le pluralisme et le débat contradictoire ainsi que la nuance. Comment se faire une vraie opinion en lisant que le chapô d’un article ou une info prémâchée par un influenceur ? Il y a de quoi être très inquiet pour l’avenir de la presse. 

 

Trop de réseaux…

Même si tout cela était déjà en germe dès leur création, les réseaux ont vu ces effets (pervers ?) s’accélérer récemment. 

La prise de contrôle de Twitter par Elon Musk est un évènement majeur. Il a clairement voulu en faire un outil politique au service de ses idées. La campagne présidentielle américaine le montre bien. Beaucoup ont voulu quitter le réseau mais celui ci bénéfice d’une position quasi-monopolistique et d’un effet de dimension qui le rend encore incontournable malgré les modifications qui le rendent de moins en moins favorable à l’échange. L’introduction récente et par défaut de l’onglet « pour vous » où l’algorithme vous propose des comptes auxquels vous n’êtes pas abonné n’est pas un gage de diversité mais bien au contraire un redoutable outil idéologique. 

Du côté de Facebook, dans une moindre mesure, on connait la même évolution qui oriente ce que les internautes vont regarder. La connexion avec Instagram et les courtes vidéos que sont les « reels » contribue aussi à développer la pratique addictive du scrolling. 

Face à ces évolutions on a vu se développer des alternatives. Mastodon, Threads, BlueSky se veulent des plates-formes qui proposent des usages différents. Je me suis inscrit sur tous ces réseaux. Mais il faut bien constater qu’ils ne remplissent pas la même fonction de tribune que X. Celui-ci reste encore aujourd’hui le lieu d’expression politique et aussi malgré tout de contre-pouvoir. Chacun de ses nouveaux réseaux semble avoir une spécificité qui en montre aussi les limites. Mastodon semble être le vecteur d’une expression plus radicale que les autres. Sur Threads, on raconte beaucoup sa vie. Et BlueSky est  un peu la maison de retraite de Twitter  où les discussions sont certes plus apaisées mais où on retrouve cette logique de l’entre soi évoquée plus haut. Trop de réseaux tue le réseau et la diversité des échanges.

Au départ, je souhaitais mener la même activité de veille de l’actualité sur ces nouveaux supports, mais j’y ai renoncé. Cela demande un effort trop important pour un faible impact. 

 


 

Arrivé à ce stade de la réflexion, on peut s’interroger sur l’intérêt de rester sur tous ces réseaux de moins en moins sociaux. On vient d’en montrer les évolutions néfastes. Et cela a un effet sur ma pratique. Avec l’âge je réagis moins à la provocation et j’évite de surenchérir. Je « bloque » (ou je rends « muet ») aussi beaucoup plus. Alors que je prône le pluralisme des opinions et de l’information, il m’arrive de me lasser quand on m’interpelle pour la énième fois en s’indignant de la publication de telle ou telle source... 

Malgré tout, si je continue, c’est parce que les échanges continuent à nourrir ma réflexion. Il y a quinze ans je m’étonnais qu’on puisse utiliser le terme d’«amis» pour des contacts numériques sur Facebook. Aujourd’hui, je dois admettre que cela est justifié pour des personnes que je n’ai pourtant jamais vues. 

Mais n’oublions pas que si nos vies sont de plus en plus numériques, cela ne doit pas nous faire négliger la sociabilité « à l’ancienne ». Et si le débat d’idées se fait aussi de plus en plus par le clavier, le militantisme c’est aussi et surtout dans la rencontre directe et dans la rue…

 

PhW le 4 novembre 2024 

lundi, avril 01, 2024

Choc rapide des Savoirs


🎶 Je viens de recevoir mes papiers...  Militaires... ?  Non, juste des papiers administratifs. Mais il s’agit bien quand même d’une réquisition. 

En substance, le document indique que les retraités de l’éducation nationale depuis moins de cinq ans et encore en bonne santé sont instamment mobilisés pour servir de force d’appoint pour le réarmement pédagogique 

Concrètement, cela signifie que je dois me tenir à disposition pour effectuer quelques heures de remplacement si possible dans ma discipline d’origine dans un établissement proche. Il est précisé qu’il est possible qu’il y ait une extension à des matières voisines. Par exemple en tant que professeur de SES, je pourrais faire des heures en mathématiques (ils ne vont pas être déçus) ou encore en Histoire-Géographie (ce qui est largement à la portée des profs de SES !).

Pas besoin d’expliquer pourquoi tous les retraités de moins de cinq ans vont recevoir cette convocation (ou ont déjà reçu, vérifiez dans vos boites aux lettres). Tout  le monde connait la situation de l’éducation nationale et l’ « absentéisme » enseignant selon le mot en vigueur. On sait aussi que cet absentéisme s’étend même jusqu’aux potentiels candidats qui ne s’inscrivent même plus aux concours ! 


Je suppose que le Ministère fait le pari que des retraités ont encore la « vocation » et sont prêts à faire bénéficier de nouvelles générations de quelques heures de leur temps. D’autant plus que la baisse du pouvoir d’achat des fonctionnaires s’étend aussi aux retraités et qu’un petit complément de revenu serait le bienvenu. 

Car le document précise que cela se traduirait par une rémunération au tarif horaire défiscalisé basé sur le dernier échelon et le dernier indice. Cela s’accompagnerait aussi d’un joli cadeau d’accueil dont une photographie accompagne le courrier et qu’un livreur devrait m’apporter ce lundi. Il s’agit d’une mallette comportant un vidéoprojecteur compact avec toute la connectique et une tablette donnant accès à toutes les ressources numériques sélectionnées et labellisées par le Conseil scientifique des programmes. Tout ce qu’il faut pour un déploiement rapide de cette force mobile ! 


Vous dire que je suis impatient de remplir mon devoir serait mentir. Mais puisqu’il le faut pour le bien du pays et des élèves ... ! 

Je vais donc être intégré dans les brigades de « Choc Rapide des Savoirs ». Quel bel acronyme pour cette mission ! 



------

Rétrospective

 

 En 2023 : pas de poisson pour cause de voyage lointain


En 2022 : je suis un p̶é̶d̶a̶g̶o̶g̶i̶s̶t̶e̶ troll

http://philippe-watrelot.blogspot.com/2022/04/je-suis-un-pedagogiste-troll.html

 

En 2021 : le virus de l’expertise

http://philippe-watrelot.blogspot.com/2021/04/le-virus-de-lexpertise.html

 

En 2020 : Opération École Résiliente

http://philippe-watrelot.blogspot.com/2020/04/operation-ecole-resiliente.html

 

En 2019 : Les ateliers de la Confiance

http://philippe-watrelot.blogspot.com/2019/04/les-ateliers-de-la-confiance.html

 

En 2018 (mon meilleur !) : Conversations à l’ombre du platane

http://philippe-watrelot.blogspot.com/2018/04/conversations-lombre-du-platane.html

 

En 2017 : Ambition centre ville 

http://philippe-watrelot.blogspot.com/2017/04/ambition-centre-ville.html

 

En 2016 : un virage (à 360°)

http://philippe-watrelot.blogspot.com/2016/04/un-virage-360.html

 

En 2015 : Changer la société

http://philippe-watrelot.blogspot.com/2015/04/changer-la-societe.html

 

 

 



dimanche, janvier 07, 2024

Les mots de l'éducation 2023

 « Mépris », « Fatigue », « Démagogie », « Pacte », « Épuisement » voici les cinq premiers mots (maux ?) qui sont ressortis de l’enquête que je mène chaque année depuis 2017. En 2023, 675 personnes ont répondu en donnant 2017 mots avec lesquels j’ai fabriqué un nuage de mots. Un nuage bien sombre et qui ne fait que confirmer l’état d’esprit du monde enseignant. 

 


 

Comment fabriquer un nuage...

Le projet de « nuage de mots » que j’ai développé a été initié à la fin de l’année 2017. J’avais déjà utilisé ce procédé non seulement dans des colloques mais aussi en classe, pour faire émerger des représentations associées à une situation. L’enjeu était de procéder à une forme d’« évaluation diagnostique ».

Cette enquête sans prétention est menée sur les réseaux sociaux auprès des personnes qui me lisent. À la fin de l’année (civile), je pose toujours la même question : «  Quels sont les trois mots qui, selon vous, résument l’année dans le domaine de l’éducation ? ».

Il y a bien sûr de nombreux biais dans un tel dispositif. Je me suis déjà exprimé longuement sur ceux-ci dans mes précédentes synthèses. Je dirais simplement cette année qu’on peut toujours critiquer cette petite enquête sur bien des aspects mais qu’il serait vraiment dommage, voire insultant pour les répondants, qu’on écarte ou délégitime ce qui est dit et qu’on refuse d’entendre cette expression. 

Cette année 675 personnes se sont exprimées sur les différents réseaux sociaux où j’évolue : FacebookX (ex-Twitter) mais aussi MastodonBlueSky et Threads. La période de recueil des réponses se situe entre le 23 décembre 2023 et le 6 janvier 2024. 

Une fois la récolte faite, je «copie-colle» les réponses sur un fichier. Je procède à un petit « toilettage » en harmonisant les orthographes (pluriel, genre, champ lexical, …). Ainsi, « Inégalité » et « Inégalités » deviennent un même mot, tout comme « Désabusée » et « Désabusé » ou encore « Maltraitance » et « Maltraité ». Cette liste est ensuite transférée dans une application permettant de fabriquer un nuage de mots et de produire un tableau statistique des fréquences. En effet, selon le principe bien connu, les mots sont plus ou moins gros selon leur occurrence. 

Passons maintenant à une brève analyse. 

 

Orage au désespoir

Le temps est à l’orage et les nuages s’amoncellent dans l’opinion enseignante. 

Le « Mépris » reste en tête (160 citations)  comme depuis 2019, mais le trio « Fatigue » (74), « Épuisement » (49) et « Lassitude »(33) qui relèvent du même champ lexical le talonne avec 156 citations en tout. 

On peut citer aussi « Maltraitance » (40), « Mensonges » (42) ainsi que « Inégalités » (28)

« Dominique Bernard » est cité 36 fois Mais on peut malheureusement l’associer avec «Assassinat » (7) et « Arras » (2). Rappelons qu’en 2020, « Samuel Paty » était cité 114 fois. 

On notera également que les « Réformes » (20) sont citées et on y évoque aussi bien celles qui touchent l’Éducation Nationale que la réforme des « Retraites » (28). Les « Salaires » (12) sont cités également  tout comme le « Pacte » (54)

Il y a aussi beaucoup de mots qui tournent autour de l’appréciation de la politique menée. On peut citer « Démagogie » (56) « Réactionnaire » (36), « Rétrograde » (31), « Régression » (25), « Populisme » (19), « Conservatisme » (7). Le mot « Com’ » a été fusionné avec « Communication » (15) et est non seulement un constat mais aussi un jugement sur l’action publique

Quelles attitudes face à cette situation ? Outre le registre de la « Fatigue » déjà évoqué, on parle aussi de « Découragement » (15) ou de « Démotivation » (12) et de « Ras-le-bol » (8) On voit apparaitre aussi le mot « Démissions » (10). Mais y aussi un autre registre avec la « Colère » (11) la « Résistance » (7) ou les « Luttes » (7).

 

Les malaises enseignants

Tous ces éléments confirment l’existence d’un « malaise » enseignant ou plutôt d’un ensemble de « malaises » pour reprendre la distinction faite par la sociologue Anne Barrère

Ils sont liés aux mutations du métier qui sont vécues différemment selon les générations mais aussi au fort sentiment de « Déclassement » (6) qui se mesure aussi bien par la perte de pouvoir d’achat et l’ « Appauvrissement » (5) que par la remise en cause d’un certain prestige social. Le Mépris (160) ressenti est aussi le produit d’une bureaucratie infantilisante et d’une absence de gestion de la ressource humaine. 

Le malaise est enfin une panne de sens. Les enseignants se questionnent sur les finalités de leur travail et la multiplication des attentes de la société à l’égard de l’École

 

Derrière les nuages…

Chaque année, parmi les réponses, il y a aussi des commentaires sur l’impression qu’elles donnent. On leur reproche leur caractère trop négatif alors que le métier comporte aussi des aspects positifs. Ainsi, un contributeur fait un peu de provocation : « Quand je lis les adjectifs ou substantifs tellement négatifs de tant d'enseignants, je ne comprends pas qu'ils ne changent pas de boulot... »

Une autre internaute lui répond : « En relisant les commentaires on s’aperçoit que les réponses se réfèrent non pas au métier lui-même mais au système et aux tergiversations ministérielles. Mais tu as raison on pourrait également qualifier le métier lui-même, le rapport privilégié aux élèves, la joie d’enseigner, la liberté pédagogique qui demeure une fois les portes de la classe fermée, les supers projets qui ont donné des fruits, la créativité dont font preuve les enseignants pour faire réussir tous leurs élèves. ». Une autre contributrice assume les deux dimensions : « Démotivation, fatigue, mépris.

Je suis désolée, c’est un peu noir ... mais si je mets mes lunettes de “licorne”, alors, ça devient : équipe, coopération, entraide. Heureusement que je fais partie d’une super équipe pour avancer ... »

En effet, la consignée donnée (il faut toujours lire la consigne, parole de vieux prof !) portait sur l ‘éducation en 2023 et induisait plutôt une évaluation de la politique menée et de l’état du système éducatif. 

Mais dans un nombre non négligeable de réponses, il y a aussi la dimension personnelle qui est évoquée et on y parle de «  Projets » (5) de "progrès" ou même de "plaisir" (!). Ça m'a amené, dans un article à paraitre où on me demandait de revenir sur cette expérience, à parler de "déploration publique et bonheur privé".

Car les deux dimensions existent. Notre métier ne se passe pas uniquement dans la salle de classe ou l'établissement mais c'est aussi un système et le produit d'une politique.

Et, comme je l'ai écrit dans mon livre, un pédagogue c'est quelqu'un qui se préoccupe de ces deux dimensions et qui a son mot à dire sur la manière de concevoir son métier et dont il évolue.

Ce serait naïf de se réfugier dans sa salle de classe et dans ses pratiques comme le font malheureusement certains enseignants pourtant très « pédagos »

Un penseur américain Albert O. Hirschmann disait qu'il y avait trois attitudes face à une évolution : Loyalty, Exit et Voice. On peut se satisfaire de ce qui se passe, on peut s'en aller on peut aussi s'exprimer. C'est, me semble t-il, ce que font les personnes qui réagissent ici.

 

 

***

 

 

Et le message, ici, est assez clair. Les enseignants aiment leur métier mais ils s’épuisent à le faire dans un système qu’ils ressentent comme méprisant et avec des politiques qu’ils jugent réactionnaires et peu à même de résoudre les vraies difficultés de l’École. Pourtant le système devrait pouvoir changer pour mieux lutter contre les inégalités. Mais on ne peut véritablement changer l’École avec des enseignants qui vont mal ! 

Il y a beaucoup à faire pour éloigner ce nuage toxique et voir une éclaircie...


Philippe Watrelot

le 7 janvier 2023



Annexes


 



 

lundi, mai 01, 2023

Un vieux de la veille

 Je viens de me rendre compte que ça fait vingt ans que je fais une revue de presse ou une veille sur l'actualité de l'éducation.

Je suis retombé sur les premiers messages que j'ai envoyés sur la liste des adhérents du CRAP-Cahiers Pédagogiques en avril-mai 2003. Je commençais à signaler les articles intéressants et à susciter le débat sur cette actualité.
Un an après, en septembre 2004, je créais mon blog "Chronique éducation" dont la vocation de départ était de faire une revue de presse quotidienne (une par jour !!!). Après quelques années de ce rythme infernal mais stimulant, en 2013 je suis passé à un rythme hebdomadaire.
En même temps, en avril 2009, j'ouvrais un compte Facebook et un autre sur Twitter en expliquant "tenir un blog ne suffit plus !". Et en effet, progressivement, les réseaux sociaux ont pris le pas sur les blogs. Le mien n'est quasiment plus alimenté alors que je continue mon activité sur les réseaux.

D'ailleurs comment définir cette activité ?
Initialement en 2003, cela ressemblait à ce je fais aujourd'hui : livrer des articles sans faire de commentaires et laisser le débat vivre tout en y participant comme tout un chacun.
Et puis, je suis passé à une "revue de presse" très écrite où je mettais en perspective et commentais ce qui se passait. Je me servais du prétexte de l'actualité pour donner mon avis. Je me prenais pour Ivan Levaï !
Progressivement, les textes personnels ont d'ailleurs pris le pas sur la revue de presse avant que celle-ci ne disparaisse sur mon blog.
Celle ci est passée ailleurs puisque elle a été bien reprise sur le site des Cahiers Pédagogiques. C'est peut-être la seule chose qui reste de mon passage dans ce mouvement ! Je dois dire que je suis très heureux de cette continuité d'autant plus qu'elle est aujourd'hui faite avec régularité par un équipe talentueuse !
Aujourd'hui, c'est sur les réseaux que se fait le commentaire de l'actualité avec toujours le même principe, à rebours de la tendance actuelle : susciter le débat et donc ne pas le fermer en disant d'entrée de jeu ce qu'il faudrait en penser. Quand je veux m'exprimer avec plus de précision et de vigueur, j'adopte une signalétique pour l'indiquer.
L'autre principe c'est celui, sinon de l'exhaustivité, du moins de la diversité des points de vue. On m'a reproché à plusieurs reprises de citer aussi bien Le Figaro que l'Humanité ou pire encore de me risquer à rendre compte de textes parus dans Causeur ou même Valeurs Actuelles ! "Pourquoi leur faire de la publicité ?" était l"interpellation la plus gentille... J'ai, pour ma part, toujours donné les mêmes réponses :
- à quoi bon rester bloqué dans sa bulle informationnelle en ne lisant que ce qui vous convient ?
- lire les "arguments" ou leurs absence chez ses adversaires c'est aussi le meilleur moyen de mieux défendre ses propres positions.
- dans une logique d'éducation aux médias (ou tout simplement de vigilance), il est toujours utile de voir comment un même sujet est traité par différents médias.
Pour moi ces principes restent valables. Je réponds aussi à ceux qui me reprochent mon manque d'«objectivité», que j'ai suffisamment travaillé sur les médias pour savoir que l'objectivité est illusoire.
J'essaie juste d'être honnête mais je sais bien que, même si j'ai un spectre assez large de médias que je consulte, il y a un choix éditorial (et donc subjectif) de ma part dans cette activité de veille. Ce qui ne m'empêche pas par ailleurs de donner mon avis mais en séparant bien l'information et le commentaire. Mes "haters" ne l'ont toujours pas compris. C'est rassurant de voir qu'il y a des choses qui ne changent pas !
En revanche, ce qui a changé c'est ma situation personnelle. Je ne suis plus en activité. Même si je continue la nuit à faire des rêves (cauchemars ?) de cours qui foirent ou même de correction de copies (eh oui !), je suis maintenant à la retraite. Les questions d'éducation continuent à me passionner mais je vais progressivement perdre ma «school crédibility» (pour paraphraser une expression du rap qui parle de "street cred").
C'est là dessus que je conclurais ce petit texte rétrospectif et introspectif. J'aime lire vos avis, vous voir échanger et même quelquefois vous interpeller. Je continuerai à alimenter ce débat tant que je le peux.
Mais avec cet anniversaire, en prenant conscience de cette durée (vingt ans !), si je ressens une certaine fierté de cette constance, je me rends compte aussi de la finitude et des limites de cet exercice !
PhW

Tu viens dormir ? Je ne peux pas. C'est important. Pourquoi ?
Quelqu'un dit des bêtises sur Internet. 

mardi, janvier 03, 2023

Les mots de l'éducation 2022

 « Trois mots pour caractériser l’année 2022 dans l’éducation ». 700 réponses, 2026 mots et un nuage de mots pour résumer l’état d’esprit de l’opinion enseignante. Un nuage bien sombre et qui dit beaucoup sur le sentiment d’abandon des enseignants. Mais un nuage pas si toxique que cela ! 

 


Voici la cinquième édition des « mots de l’éducation ». Le principe est toujours le même. A la fin de l’année, je demande à ceux qui me suivent sur les réseaux sociaux (FacebookTwitter et maintenant Mastodon) de donner trois mots pour définir leur vision de l’actualité de l’éducation pour l’année qui vient de s’écouler. Cette année, j’ai obtenu 701 réponses pour un total de 2026 mots (certains en ont donc donné moins de trois…). Avec cette récolte, après une petite harmonisation,  à l’aide d’une application, je produis un « nuage de mots » où les mots sont plus ou moins gros selon leur fréquence.

En 2021, avec 800 réponses le recueil était de 2130 mots. Vous pouvez retrouver les nuages des années précédentes sur mon blog : 202020192017, (il n’y en a pas eu en 2018). 

 

Comme je le fais chaque année, je rappelle que ce petit exercice n’a pas de prétention scientifique. Il n’est que le reflet de ce que veulent bien dire les nombreuses personnes qui me suivent sur les réseaux. Comme je fais surtout de la veille sur l’actualité éducative, mes lecteurs, essentiellement des personnels de l’éducation, sont très divers tant dans leurs parcours que dans leurs opinions. 

Il peut bien sûr y avoir des biais dans le recueil des mots, des phénomènes de mimétisme qui induisent une tonalité… J’entends ces critiques. En revanche, j’accepte beaucoup moins le rejet a priori de ce nuage car il serait trop pessimiste. Il est représentatif d’un ressenti, d’un état d’esprit qu’il faut être capable d’entendre plutôt que d’être dans le déni. Et on verra aussi qu’il y a des nuances à apporter à ce pessimisme. 

 

Déclassement et déception 

On pourrait dire que les mots parlent d’eux mêmes… Mais on peut malgré tout se livrer à une petite analyse. 

Le mot « Mépris » arrive encore une fois en tête. C’était déjà le cas l’an passé. Plusieurs mots sont du même champ et renvoient à la manière dont les enseignants se sentent traités par leur institution, les médias, l’opinion : AbandonDénigrementProf-BashingMaltraitance…

C’est un fort sentiment de Déclassement ou de Dévalorisation voire de Paupérisation qui tient à la question des Salaires dont la revalorisation est jugée insuffisante.

Cette petite enquête témoigne donc d’abord du sentiment de ne pas avoir été suffisamment écouté par le pouvoir. Ce n’est pas un hasard si le mot Mensonges arrive si haut dans le classement (53 citations), même si c’est bien moins que l’an dernier  (199 citations). Le changement de ministre a pu faire espérer un changement de politique mais les répondants pointent une certaine Déceptionvoire de l’Hypocrisie et constatent plutôt la Continuité que le changement attendu. 

Certains voient dans cette politique une stratégie délibérée de Destruction ou Démantèlement  du service public et de Marchandisation dans une logique de Libéralisme. Une des réponses était : « Le bateau coule…»

 

Fuite ou résistance ? 

Quelles réactions ? Quels ressentis ? C’est la Fatigue (109 citations contre 88 en 2021) qui domine avec des synonymes comme la Lassitude et l’Épuisement ou même le Burn-Out

Cela peut donner lieu à plusieurs types de réactions. Il y a aussi bien la Colère, la Résistance et les Luttes que le Découragement et le Désinvestissement ou l’Indifférence. On parle aussi de Démission ou de Reconversion

Je vais redire ce que je ne cesse d’exprimer dans mes écrits, livre, articles et interviews : on ne réforme pas une école avec des acteurs qui vont mal ! Avant de penser l’école de demain, il faut panser l’école d’aujourd’hui. 

Et ce n’est pas en chargeant encore plus la barque avec une injonction à l’Innovation et des « missions nouvelles » qu’on va améliorer les choses alors qu’on parle de Surcharge.  C’est ce que disent en creux, tous ceux qui ont répondu à cette invitation à s’exprimer. 

 

Malheur public, bonheurs individuels… 

Pour ne pas finir sur une note trop noire, on peut pointer l’ambivalence des réponses. Si globalement, les enseignants et les personnels d’éducation critiquent fortement la situation qui leur est faite et l’attitude du pouvoir et de l’institution, dans le même temps ils évoquent aussi ce qui fait toute la force et le cœur du métier : les Élèves et leurs apprentissages. C’est ce qui justifie l’Engagement et qui donne aussi de l’importance au travail d’Équipe

Une des personnes qui a répondu m’indiquait qu’il aurait fallu construire deux nuages : l’un pour la politique éducative et l’autre pour parler du métier. Le deuxième étant malgré tout plus positif que le premier. 

Car, même si les enseignants comme tous les français « râlent » et revendiquent à juste titre d’être mieux traités et payés, ils exercent aussi un métier essentiel avec des valeurs fortes. Il ne faudrait pas que la situation actuelle conduise au cynisme. Il y a le mot Espoir (22 citations) qu’il ne faudrait pas voir disparaitre dans le prochain nuage… 

 

Philippe Watrelot


PS : je tiens à la disposition de qui en fait la demande, l'ensemble des documents qui ont abouti à cette enquête


Cliquez pour agrandir

Cliquez pour agrandir




lundi, avril 18, 2022

Enseignants, soyons des castors combatifs !

 L’éducation n’a pas été au cœur de la campagne du 1er tour même si chaque candidat avait des propositions sur ce sujet. Elle n’est pas non plus un des enjeux du second tour. Quoique… 

Car le vote (ou pas…) des enseignants n’est pas à négliger. Or, c’est ce que semble faire Emmanuel Macron qui multiplie les provocations à leur égard. Il rend ainsi plus compliqué encore l’idée même d’un « front républicain » et conduit à des choix difficiles pour tous. 

 

Un débat de 1er tour sans ambitions

Les questions d’éducation ont été très peu présentes dans la campagne. Les propositions n’étaient pas à la hauteur des enjeux et des défis. Le populisme éducatif et la démagogie étaient au rendez vous à droite, avec les inévitables « fondamentaux », « restauration » l’«autorité » et la remise en cause du collège unique. On trouve aussi la défense du mythe de la méritocratie. A gauche, la question de la revalorisation des enseignants a été mise en avant. Hormis quelques propositions (Jadot, Hidalgo,...), on trouvait peu de choses sur la pédagogie et les contenus mais plutôt une préservation de l’existant avec plus de « moyens ». 

J’ai souvent insisté sur la nécessité de « panser » l’École avant de la « repenser ». Mais il serait illusoire de penser que la revalorisation inconditionnelle et indispensable pour laquelle je milite, suffirait pour que l’École aille mieux et soit plus efficace. Elle doit aussi évoluer mais cela est devenu très difficile.

 

Le boulet Blanquer 

Il faut dire que l’École est aujourd’hui traumatisée. Nous avons été tellement maltraités par l’autoritarisme de Blanquer et son mépris technocratique que l’idée même de réforme ou de changement est insupportable à entendre par beaucoup. 

Même si aujourd’hui quelques articles commencent à se pencher sur ce point,  on peut dire que la presse et l’opinion n’ont pas vraiment pris la mesure des dégâts causés par ces cinq ans de mandat dans les écoles. Il est trop facile de réduire les enseignants à une caricature de râleurs permanents et rétifs au changement. Ceux-ci ont, au contraire, maintenu le service public malgré des réformes imposées et mal préparées tout en subissant un « prof bashing » ainsi qu’une dégradation de leurs conditions de travail, de leur pouvoir d’achat et de leur statut social. Tout cela aboutit à un niveau de détestation (du ministre et du président) rarement atteint et à une grande confusion.

On notera d’ailleurs que dans sa campagne, en termes de bilan pour l’éducation, Macron a peu de choses à se mettre sous la dent. On évoque timidement le dédoublement des classes de REP+ de CP et de CE1 et les quelques avancées pour les débuts de carrière. Mais on se garde bien de mettre en avant la réforme du lycée. Il est même contraint de proposer qu’elle soit déjà revue avec la réintroduction des maths dans le tronc commun. Tout se passe comme si le candidat tentait de faire oublier le boulet Blanquer...

Cela l’amène même à de magnifiques double salto-arrière... 

Quand le candidat Macron-2022 se fait le défenseur de la liberté pédagogique et de l’innovation, peut-on sérieusement penser qu’il ignore que son ministre de l’éducation (pendant 5 ans) a tenté d’imposer ses petits livres oranges pour le primaire et des manuels scolaires estampillés bonnes pratiques dans le secondaire ? Qu’il a été d’une verticalité et d’une surdité absolue ?

Tout cela ne peut qu’engendrer beaucoup de méfiance et de ressentiment…

 

Macron, le libéral

Les propositions que le candidat a formulées durant cette fin de campagne ne sont pas faites non plus pour rassurer les enseignants. 

Ce qu’il propose pour l’école est clairement un projet libéral au sens plein du terme. Il s’agit en effet pour lui de placer l’individu et la « performance » au centre du système. L’autonomie est pensée d’abord comme celle du chef d’établissement manager dans une vision entrepreneuriale et concurrentielle. 

Ses récentes déclarations sur son refus d’une revalorisation « homogène » des enseignants et de privilégier les enseignants qui « se démènent » et acceptent de nouvelles tâches réactivent la rengaine sarkozyste du « travailler plus pour gagner plus ». Ce n’est pas ainsi qu’on permettra le rattrapage des salaires enseignants. 

Ces propositions  montrent surtout une méconnaissance totale de l’acte d’enseigner. Celui-ci ne peut se réduire à une performance individuelle alors qu’il dépend de tant de variables et surtout d’une action collective. Comme le disait très bien récemment François Dubet : « La valeur ajoutée, c’est-à-dire le mérite du travail éducatif, est le produit d’un travail collectif. C’est l’équipe ou l’établissement qui a du mérite, et celui-ci n’est pas la somme du mérite de chaque enseignant, de la même manière que c’est le service hospitalier qui crée la qualité du soin et pas le mérite de chacun de ses membres. » Vouloir évaluer le « mérite » de tel ou tel a quelque chose d’absurde et aboutirait à un climat de défiance et de rivalité. 

Le projet de confier le recrutement aux chefs d’établissement va dans le même sens.  Cette mise en concurrence peut faire craindre la fin du principe d’une même école publique pour tous. Tout comme ses déclarations ambigües sur « l’apprentissage dès la cinquième » devenues au fil des pirouettes rhétoriques une découverte des métiers dès le collège peuvent passer pour une remise en cause du collège unique. 

 

Marine Le Pen l’autoritaire

Cette remise en cause du collège unique figure quant à elle clairement dans le programme de Marine Le Pen. Tout comme elle l’était dans celui de Zemmour ou de Pécresse. La droite n’a jamais vraiment accepté la massification de l’École et encore moins l’idée de sa démocratisation sauf sous le faux nez de « l’élitisme républicain»  et de la fiction méritocratique.   

Autre point de convergence, la candidate du Rassemblement national fait appel au retour aux fondamentaux tout comme le dit Emmanuel Macron : français, mathématiques, histoire

La « restauration » passe par l’imposition d’un uniforme (qui n’a jamais existé) au primaire et au collège et la réaffirmation de l’autorité des enseignants. 

Ceux ci seraient revalorisés, ce qui peut séduire certains enseignants. Mais à quel prix ?  Elle veut « reprendre en main le contenu et les modalités des enseignements » et que ce soit le Parlement qui fixe « de manière concise et limitative ce qui est attendu des élèves à la fin de chaque cycle ». Confier cette tâche à une institution par nature politique n’a jamais été mis en œuvre, ni de près, ni de loin fait remarquer l’historien de l’éducation, Claude Lelièvre. La vision de l’École qu’a Marine Le Pen, c’est celle d’une défiance à l’égard des enseignants avec un « renforcement de l’exigence de neutralité absolue des membres du corps enseignant en matière politique, idéologique et religieuse vis-à-vis des élèves qui leur sont confiés » et un « accroissement du pouvoir de contrôle des corps d’inspection en la matière »

Dans sa conférence de presse consacrée au thème de l’éducation, elle a aussi eu un long développement sur le « pédagogisme » et toute forme d’innovation qu’il faut bannir et propose également la suppression des INSPÉ. C’est donc  une école caporalisée et au service de son idéologie qu’elle souhaite. Il suffit d’aller voir ce qui se passe en Hongrie pour voir ce programme déjà à l’œuvre. 

 

Castors combatifs

On l’a déjà dit, le débat sur le vote au second tour dépasse l’éducation... 

On voit fleurir sur les réseaux sociaux des déclarations péremptoires (« sans moi ») et des comparaisons douteuses traçant un signe égal ou même préférant l’une à l’autre. On voit un président candidat qui semble ne tenir aucun compte des enseignants et à l’inverse une candidate qui envoie des signaux (salaires, postes…) qui pourraient séduire. Mais les enseignants savent bien que les enjeux sont autres et touchent à la démocratie même. 

Castor teigneux…

Les principaux syndicats de l’éducation se sont unis dans un appel à lutter contre l’extrême droite et sa « vision réactionnaire et antirépublicaine de l’école ». Mais si M. Macron, est élu, parce qu'on aura fait "barrage", ce qui est préférable, il faudra aussi lutter contre la vision libérale et destructrice du service public qu’il propose. Les castors ne sont pas des animaux paisibles...

Il ne s’agit pas de voter « pour » l’un ou l’autre mais de voter pour préserver nos libertés. Car le « ni-ni » n’est pas une option, le soir du deuxième tour, il y aura bien un.e élu.e et déléguer aux autres le soin de choisir est une forme d’irresponsabilité. S’opposer en s’abstenant, c’est s’abstenir de s’opposer. 

 

Philippe Watrelot


Ce texte a été publié sur le site d'Alternatives Économiques le 20 avril 2022

 
Licence Creative Commons
Chronique éducation de Philippe Watrelot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Fondé(e) sur une œuvre à http://philippe-watrelot.blogspot.fr.